Yōkai

 

 

Yokai /Digital print : 180 x 95 cm /Novembre 2012



Yokai / Vue d'une partie de l'image réduite / Novembre 2012


Yokai / (Extrait) taille réelle /Novembre 2012


Yokai / (Extrait) taille réelle /Novembre 2012


Yokai / (Extrait) taille réelle /Novembre 2012



Yokai / (Extrait) taille réelle /Novembre 2012

 

Cette réalisation fut conçue en déplacement, entre le limousin et la Bretagne. J'aime assez l'idée qu'on puisse travailler entre-deux choses, deux lieux, sans être vraiment certain, certaine de réaliser un travail artistique, auquel on va s'attacher. Celle-ci fait partie d'études, qui une fois travaillée, reste dans un dossier. Il y a quelque chose qui n'est pas encore, ni assumé, ni digéré, ni admis, tandis que l'oeil, la main, la technique, l'infographie et la photographie, la couleur, et même un texte, ont fait leur chemin, sans demander la permission. C'est en allant voir le concert du groupe suédois The Knife, présentant "Shaking the habitual" à la Cité de la Musique, et l'exposition de Mike Kelley au Centre Pompidou, que je me suis souvenue de cette pérégrination, finalement, que j'ai autorisée à la publication, comme un écho. Mes articles, sur mon blog BMK, à leurs sujets ("Les saltimbanques électroniques" et "Forteresse de la solitude") informaient discrètement de cette réalisation des abysses.

Voici le texte écrit en novembre 2012, dans un train à grande vitesse :

 

Intérieur

Est-ce que l’on peut imaginer l’intérieur d’un corps ?
Lorsque ce corps ballonne et parle tout seul ?
Souvent je pense qu’il y a un monde intérieur ne serait-ce que dans le ventre et que l’on soit assis tranquillement en conversation avec son amoureux ou en examen devant des jury, ou bien en courant pour attraper un train ou plus généralement, ce que tout le monde connaît, en dormant, d’un sommeil paisible ou agité… Ce monde intérieur n’est pas révélé dans la sphère publique, ni même privée. Quelques radios médicales et autres imageries scientifiques nous informent. Et il fut un temps où l’on dessinait, où l’on réalisait des peintures d’après un modèle humain allongé le ventre ouvert et les viscères dévoilées, une cohorte d’hommes en costume noirs autours comme autant de savants posant devant une bête que l’on a enfin attrapée. On se balade rarement avec le ventre ouvert. En temps de guerre ou de crime, oui il y a des entailles qui montrent l’indicible, souvent de sang et d’os. Ces trois formes d’un bleu presque décoratif, c’est à dire aux antipodes du sang rouge, me faisaient penser à des choses ombilicales, vivantes à l’intérieur.
Pourquoi ne seraient-elles pas bleues finalement ?
Pourquoi s’en référer toujours au monde scientifique et médical pour nous révéler les couleurs. Lorsque l’on a mal au ventre, on va chez le médecin et on décrit les maux, celui-ci interprète d’après ses connaissances et surtout d’après un gros livre de marques de médicaments. Dans le doute, selon l’état général et quelques examens de base, la tension, la respiration, la palpation, le massage, il peut prodiguer une radio ou la réalisation dans un institut spécialisé d’une imagerie scientifique, souvent en noir et blanc, mais l’équipe dans une autre salle, depuis son ordinateur a souvent des couleurs différentes et peut aussi dessiner des trajets de liquides ou entourer des masses suspectes. Ils traquent alors la bête qui se cache. Donc c’est bien au ressenti du patient que premièrement, le médecin se fait une idée.
D’où vient ce ressenti ?
Le patient, disons, l’être humain perçoit quelque chose qu’il ne peut voir, dans son corps, et parfois même pourrait le dessiner.
Là, n’est-ce pas intéressant de pouvoir être en mesure de sentir et visualiser cela ?
Alors que tout demeure invisible à l’œil nu ?
C’est ce qui m’intéresse, en tant qu’artiste. Et en tant qu’être humain, et patiente, j’ai pu souvent ressentir, visualiser et dessiner mes maux ou bien les flux, les masses, les vertèbres déplacées… On ne donne pas, à chaque être humain de quoi dessiner son intérieur. Je ne parle pas de la maison, mais de l’intérieur de son corps. Imaginez que chacun chez soi, aurait des images de son intérieur, de l’intérieur de son corps d’après son ressenti et qu’il serait tout à fait normal de montrer tout cela aux médecins, ou aux autres personnes. Ce serait peut-être indécent, ou créatif. Les trois monstres qui semblent se muscler les bras, ont des petits yeux en haut et en bas. Ils dégoulinent un peu de ce bleu électrique, en dessous de leur chair rose violacée. Je les décris comme des monstres, mais on ne connaît leur échelle, ni où ils vivent. J’imaginais qu’ils étaient à l’intérieur, dans ces moments, après déjeuner par exemple, où il y a une grande activité entre l’œsophage, l’intestin et le côlon. Je regardais des films de Miyazaki pour une étude que je préparais pour les étudiants, sur les Yokaï, ces monstres japonais issus des croyances animistes du shintoïsme. Je faisais cela très sérieusement, en regardant les esprits merveilleux. Et le soir, à la tombée de la nuit, je m’installais et je dessinais pour me libérer la tête de ces cours, qui déjà, sont réalisés en toute liberté.
Quelle est cette expression déjà ?
Peindre avec ses tripes ?
Dans nos années d’études artistiques sèches et administratives, on ne dit jamais aux étudiants :
« peignez avec vos tripes ! »
C’est super démodé, ou plutôt vulgaire, comme un temps dépassé où l’expression directe n’existerait plus, sans interface et intermédiaires. J’ai pourtant toujours garder cette expression directe, tout en écoutant, bonne élève, les conceptuels m’indiquant d’échafauder une stratégie, une tactique, un dispositif ou au plus simple un plan, avant de se lancer sur la feuille, aujourd’hui sur un projet, un rendu éphémère qui se retrouve chiffré en mégaoctets ou en gigas et parfois envoyé par mail compressé, pour les retardataires.
Ha ! Les tripes disais-je !
J’ai goûté assez vite les avantages de créer loin des écoles, même si j’y ai effectué, avec grand plaisir de longues études et même si encore plus infernal, mais avec grand plaisir, je me retrouve à enseigner. Et ce goût, de l’école buissonnière est d’autant plus affirmé que mes meilleurs créations, étudiantes, je les ai réalisées, toujours, loin de l’école, à l’abris des jugement et des notes. Ce que partageaient mes professeurs. Je ramenais souvent des réalisations qui les étonnaient, dans le bon sens du terme. Et le soir, à la tombée de la nuit, je m’installais et je dessinais pour me libérer la tête de ces cours… Comme ici.
Dessiner, plus précisément, j’ai capturé des formes issues de photographies prises et l’une m’a particulièrement interpellée, car elle n’était pas distincte mais je pouvais imaginer des choses. J’ai commencé par lui donner une couleur, plutôt une bichromie entre un rose tendre et un bleu électrique, puis je l’ai multipliée et j’ai collé les 2 morceaux, puis les quatres, de façon symétriques. Là apparaissait quelque chose d’un peu ombilical et musclé mais en même temps très nuageux, vaporeux. J’y voyais presque des yeux, que j’ai fini par dessiner, de façon très minimal comme poser une touche de pinceau de couleur aux endroits qui me semblaient les plus évident, afin que ces choses regardent, nous regardent.
Peinture rupestre ou graffiti ?
Je découvris tardivement, ayant des maux de ventre, que je venais de dessiner ce qu’il s’y passait. Et ces trois formes fières, comme des cornes, lorsque je les agrandissais, devenaient des poussières. Même si numériques, la nostalgie de l’encre bleue, comme une sérigraphie, est présente. Je n’ai pas de couleur, ni d’encre, ni de pinceau pour réaliser ce tableau, ce triptyque de formes singulières, alors j’invente, grâce à mes logiciels. L’impression est importante et définie le processus, dans le sens où les grands formats m’intéressent car je peux voir de près la qualité, les pixels ou les points. Ce que j’ai paramétré et souhaité pour une bonne impression. Et ici, la poussière de près était le rendu que je souhaitais voir pour ce triptyque. Au final c’est un dessin photographique.
N’est-ce pas se rapprocher d’imageries scientifiques ?

 


© Sonia Marques - 2013